Témoignage de Blanche Néel Journée 6 juin1944 prison de Caen

Témoignage sur  le  6 juin  à la prison de Caen

Récit recueilli par Etienne Marie-OrléachTexte établi, présenté et annoté par Etienne Marie-Orléach
Relecture Maud Chatelain Source ; http://www.memoires-de-guerre.fr/?q=fr/archive/lange-de-la-prison/3901

Blanche Néel rédige ces quelques pages dans l’année qui suit la libération de la Normandie. L’Ange de la prison est un titre apposé par nos soins, reprenant simplement quelques mots du récit de Blanche Néel.

J’ai été arrêtée le 3 février 1944 à Mortain, à la place de mon mari qui avait pu prendre la fuite lorsque les agents de la Gestapo s’étaient présentés à notre domicile provisoire1. Je fus d’abord emprisonnée à Saint-Lô puis transférée quarante-huit heures plus tard à la prison de Caen.

Ma première cellule, dont j’ai oublié le numéro, était voisine de la cellule de la gardienne allemande, elle avait été occupée par Mme Desbouts, dont j’ai pris la place.
J’ai eu pour compagnes de captivité [:] une jeune fille hollandaise, Mlle Dreabeck, Mme Caby de Villers-Bocage et une jeune polonaise dont j’ai oublié le nom. Par la suite la gardienne m’a fait souvent changer de cellule, mais j’ai eu la consolation de rester presque toujours avec Mlle Dreabeck.
Mme Caby a été libérée en avril 1944, mais son mari a été fusillé le 6 juin 1944 dans la prison de Caen2.

Le 7 juin, lorsque les Allemands nous ont libérées, ils ont retenu Mlle Dreabeck qui a été déportée en Allemagne. Elle est morte à Ravensbrück, le jour même où le camp était libéré par les troupes soviétiques3.

Le 6 juin, étant de corvée, j’ai vu dans un couloir une femme française, soutenue par deux soldats allemands. À demi défaillante elle me dit : « Ils vont me fusiller »4. Elle fut entraînée vers la cour où les Allemands abattaient des prisonniers. Cette femme, dont j’ignore le nom, devait habiter rue d’Auge à Caen. Elle aurait été, à l’en croire, en relation avec un agent de la Gestapo.

P.-S.5 : À ma connaissance, dans le quartier des femmes, les Allemands n’ont pas rassemblé les femmes qui devaient être fusillées. Elles n’ont pas été mises en rangs. Il semble bien que les autorités de la prison ont choisi celles qu’il fallait exécuter et ils sont allés les chercher individuellement, une à une, dans leurs cellules. J’en trouve la preuve dans le fait que j’ai rencontré une seule femme que l’on conduisait à la mort. On nous a dit que deux ou trois femmes avaient été fusillées ; je n’ai pu en obtenir confirmation.

Celle que j’ai vue avait dit précédemment à des prisonniers : « J’ai été arrêtée par erreur. Je n’ai pas d’inquiétude. Je ne vais pas rester longtemps ici, mon “ami” est dans la police allemande, dans la Gestapo. Il est parti “en permission” en Allemagne voici quelques jours. À son retour, il me fera certainement libérer. »

Il y a tout lieu de penser que l’Allemand de la Gestapo avait commis quelque faute ou maladresse, qu’il avait été rappelé en Allemagne, que l’on avait arrêté son « amie », qui fut « supprimée » peut-être parce qu’on craignait qu’elle n’ait recueilli quelques confidences…

Après les exécutions, la gardienne allemande, sans donner évidemment d’explications, nous a offert les affaires personnelles de cette femme. Nous les avons, bien entendu, refusées.

Je n’ai pas vu les exécutions, mais, comme les autres prisonnières, j’ai entendu le matin les coups de feu qui ont repris dans la soirée vers 16 ou 17 heures environ (on nous avait pris nos montres...)6. Après les dernières salves, le soir, nous avons pu, Mlle Dreabeck et moi, ouvrir une petite fenêtre et regarder dans la cour où avaient eu lieu les exécutions. Nous avons vu des soldats allemands, sous la surveillance d’un gradé, laver un mur et un caniveau à grande eau pour faire disparaître les traces de sang. Le gradé, levant les yeux, nous a aperçues, il a hurlé des mots que nous avons mal compris. Évidemment, il nous ordonnait de refermer la fenêtre et de disparaître.

Pendant les exécutions les condamnés n’ont pas crié, à l’exception d’un seul. Un homme amené dans la cour − et voyant sans doute les corps de ses camarades déjà exécutés − a hurlé d’une pauvre voix désespérée : « Oh ! non ! non ! Ma femme, mes enfants… mes enfants. » Il y eut une salve brève…

Dans la soirée, la gardienne allemande a ouvert les portes de nos cellules. Cette femme, qui était parfaitement monstrueuse à l’égard des prisonnières, était alors blême et évidemment terrifiée.

Le matin, elle nous avait dit avec hauteur, mais aussi un certain tremblement dans la voix : « L’ennemi a débarqué sur les côtes, mais il a été repoussé… » Le soir, elle était presque aimable, elle nous rendit quelques affaires personnelles en soulignant : « L’armée allemande est honnête. »

Nous savions alors par le « téléphone » des prisons, par des mots chuchotés dans les couloirs que le Débarquement avait eu lieu. Nous entendions d’ailleurs les tirs d’artillerie, les bombardements et l’immense tumulte de la bataille toute proche. Dans l’après-midi, une agitation, confinant à l’affolement, avait régné dans la prison. Les Allemands déménageaient des archives, des dossiers. De toute évidence ils étaient pris de panique. Le repas du midi avait été distribué très tard. Le repas du soir ne fut pas distribué, car les portes des cellules ayant été ouvertes, on nous conduisit dans la rotonde de la prison (dont la coupole est vitrée). On nous rangea autour de la rotonde face au mur, avec interdiction de parler. Nous avons vécu là des heures d’atroce angoisse. Mlle Dreabeck priait à mi-voix, les prisonnières répondaient aux invocations.

Le soir, je ne peux préciser l’heure exacte, Caen subit un bombardement d’une terrifiante violence7. On nous fit descendre, avec gardienne et gardiens en armes, dans une sorte de cave, éclairée par une lanterne. Il y avait un peu de paille. Nous fûmes autorisées à nous asseoir. Dans la cave on amena quelques hommes – des prisonniers. L’un d’eux nous dit : « Ils nous ont conduits à la gare des cars pour nous faire prendre les autobus… Ils voulaient sans doute nous embarquer tous pour l’Allemagne8. Nous avons f…9 les moteurs en panne. Ils ne partiront pas. »

Les bombardements n’arrêtaient pas, le bruit de la bataille dura toute la nuit.

Tard dans la soirée nous avons entendu, dans le lointain, des tirs d’armes automatiques. Les prisonniers ont dit : « C’est des mitraillettes, les Anglais s’amènent. » Les Allemands entendaient aussi, [et] notre gardienne – pensant très certainement qu’elle risquait d’être à son tour prisonnière – était devenue aimable ! !

Vers 4 heures du matin, on nous fit remonter au rez-de-chaussée et mettre en rang par deux dans le couloir. Les portes s’ouvrirent. Je donnais le bras à Mlle Dreabeck, qui priait à haute voix. On fit signe d’avancer vers la cour, vers la rue… La gardienne allemande se tenait près de la dernière porte et serrait les mains en souriant.

Lorsque Mlle Dreabeck et moi sommes arrivées devant elle, elle prit Mlle Dreabeck par le bras disant : « Vous, par ici. » Je n’eus que le temps d’embrasser cette admirable et héroïque jeune fille – une sainte – que je ne devais, hélas, jamais revoir.

Est-ce parce que Mlle Dreabeck était hollandaise que la gardienne n’a pas voulu la libérer en France ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que la gardienne exerçait une dernière et odieuse vengeance. Mlle Dreabeck parlait couramment l’allemand. Avec un extraordinaire courage elle prônait, en toute occasion, la défense des prisonnières, exprimait des doléances et protestait contre les procédés odieux de la gardienne.

Celle-ci devait haïr cette jeune fille qui appartenait à la noblesse hollandaise (elle était apparentée à la famille royale), cette jeune fille dont la distinction se manifestait jusque dans la misère de nos cellules. Elle haïssait aussi la force morale, le courage d’une prisonnière qui, dans l’extrême dénuement, sans pouvoir, sans autorité, osait parler au nom de la justice. C’est pourquoi la gardienne a décidé de la faire diriger vers d’autres prisons et vers l’Allemagne. J’ai su qu’en cours de route, Mlle Dreabeck avait tenté de s’enfuir en sautant d’un camion, mais qu’elle avait été rejointe par ses gardiens. Si l’on rend un pieux hommage aux fusillés de la prison de Caen, on se doit d’y associer l’hommage que mérite Dagmar Dreabeck, celle que dans nos cellules nous appelions « l’Ange de la prison »10.

P.-S. : La gardienne allemande habitait Stuttgart avant la guerre.

  • 1.Depuis le début de cette année 1944 les arrestations se multiplient, notamment dans la Manche. 634 arrestations sont ainsi dénombrées pour ce seul département durant ces premiers mois. Des coups de filet sont opérés dans l’optique de décapiter la Résistance.
  • 2.Jean Caby, alias Émouchet, du réseau de Résistance Alliance, est arrêté le 17 mars 1944 par des auxiliaires français de la Gestapo. Le 6 juin 1944 le service de sécurité policière allemande, via la voix de son chef Harald Heynz, ordonne l’exécution, à titre « préventif », des détenus de la prison caennaise. La prison compte alors entre ses murs une centaine d’hommes et une vingtaine de femmes. Caen ne se trouvant qu’à une douzaine de kilomètres des plages du Débarquement, les autorités allemandes liquideront entre 75 et 80 prisonniers, de peur qu’ils ne tombent aux mains des Alliés.
  • 3.La libération du camp intervient le 30 avril 1945. Sur la fin de vie de Dagmar Dreabeck, Antony Beevor reprend ces mêmes informations : A. BEEVOR, D-Day et la Bataille de Normandie, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 165.
  • 4.Phrase soulignée dans le texte par Blanche Néel.
  • 5.Nous insérons ici ce post-scriptum (que Blanche Néel place à la fin du récit) car il apporte une série d’informations qui complètent celles du paragraphe précédent.
  • 6.Dès les premières heures de la matinée, vers 8 heures, les prisonniers sont amenés par petits groupes dans les cours de la promenade. Ils y sont froidement abattus. Les exécutions reprendront en début d’après-midi.
  • 7.La ville de Caen subit ce 6 juin 1944 plusieurs bombardements d’une extrême dureté. Le premier intervient en milieu de journée et touche principalement les quartiers Saint-Jean et Vaucelles. Comme ces deux quartiers sont assez éloignés de la prison, ce bombardement n’est pas mentionné par l’auteur. Vers 16 h 25, Caen est une nouvelle fois la cible des bombardiers alliés. Le centre-ville est alors anéanti. Dès les premières heures du 7 juin 1944, la capitale normande subit une nouvelle attaque aérienne. Plus de 700 civils perdront la vie à Caen durant ces deux journées de juin.
  • 8.Le dernier convoi de prisonniers parti de Caen, le 20 mai 1944, fut acheminé vers Compiègne et ensuite vers l’Allemagne. Puis, l’évacuation totale de la prison eut lieu le matin du 7 juin.
  • 9.Mot inachevé dans le texte car considéré comme trop familier. Nous supposons comme lecture : « Nous avons foutu les moteurs en panne. »
  • 10.Dagmar Dreabeck est née en 1906 à Maastricht, aux Pays-Bas. Le Livre mémorial des victimes du nazisme dans le Calvados nous apprend que Dagmar Dreabeck (Driebeck dans le livre) est une juive néerlandaise réfugiée dans la Manche. Les Allemands l’arrêtent le 23 février 1944 à Vergoncey, près d’Avranches, l’emprisonnent quelques mois à Caen, puis la déportent en Allemagne « en auto avec un monsieur et deux dames ». Cette information est présente dans sa fiche personnelle entreposée au Bureau des Archives des Victimes des Conflits Contemporains (BAVCC) du Ministère de la Défense à Caen. Elle entre le 11 août 1944 au camp de concentration de Ravensbrück (cf. J. QUELLIEN (dir.), Livre mémorial des victimes du nazisme dans le calvados, Caen, Conseil Général du Calvados, Direction des archives départementales, 2004, p. 73).

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